Yves Bertrand

 

 

Mardi 8 mars 2011, une brasserie proche du parc Monceau, à Paris. Yves Bertrand, 67 ans, continue d’apprécier la fréquentation des journalistes. Sauf qu’ils ne sont plus très nombreux à accepter de le rencontrer. Poussé à la porte des RG par Nicolas Sarkozy, retiré des « affaires », Bertrand n’intéresse plus grand monde. Le fréquenter est plutôt mal vu, désormais. C’est vrai, il commence à faire son âge, se répète souvent. Pourtant, il a encore pas mal de choses intéressantes à raconter…

 

Même sa mémoire vient à l’abandonner, parfois. Ultime affront pour lui, l’homme qui a tout su de la France. Depuis qu’il a été évincé de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG) pour « chiraquisme aggravé », Yves Bertrand n’est plus le même. « Quand vous ne le servez pas, il vous flingue, dit-il à propos du chef de l’État. C’est ce qui m’est arrivé. Oui, Sarkozy m’a tué. » Ce n’est pas qu’une question de démarche, aujourd’hui hésitante, ou de regard, désormais éteint. Plus qu’un homme blessé, Yves Bertrand est un homme cassé. Sous la pommette droite de son visage, on repère une cicatrice récente. Sauf que celle-là n’a rien de symbolique : c’est le stigmate d’une curieuse agression, survenue en février 2011. Il n’a pas franchement envie d’en parler. « Je sortais de chez Villepin, avec qui j’entretiens toujours de bons rapports, et je rentrais chez moi à pied, puisque nous habitons tous les deux dans le XVIIe, consent finalement à raconter, à contrecœur, Yves Bertrand, avec ce léger accent méridional hérité de ses racines grassoises. Sur le boulevard des Batignolles, des jeunes de 20 ans ont surgi et m’ont passé à tabac. Ils sont repartis immédiatement, sans un mot. Ils n’ont absolument pas essayé de me voler quoi que ce soit, ni mon portefeuille, ni mon portable… J’étais un peu K-O. J’ai fait une main courante au commissariat, mais je n’en ai parlé à personne, je ne voulais pas médiatiser l’histoire, je n’avais pas envie qu’ils recommencent. Je ne suis pas idiot, c’était évidemment un avertissement. C’est d’autant plus troublant que, lorsque j’étais chez Villepin, il venait de me dire : “Il y a souvent des types louches qui rôdent devant chez moi, j’en ai encore vu aujourd’hui.” Lui non plus n’est pas dupe… »

Douze années durant, de 1992 à 2004, Yves Bertrand a régné sans partage sur les Renseignements généraux. Beaucoup a déjà été dit et écrit, y compris pas mal de bêtises, sur cet homme à la fois roué, affable et malicieux, surnommé le « John Edgar Hoover français », en référence à l’indéboulonnable patron du FBI. Avec ses inimitables mimiques et ses blagues à deux sous, il évoque pourtant davantage l’oncle sympa de province que Joseph Fouché. Il ne faut pas trop s’y fier, tout de même : son goût pour les rumeurs qui agitent le microcosme, sa proximité avec les réseaux chiraquiens, son attitude ambiguë dans le suivi de certaines affaires politico-financières sensibles en font un personnage sulfureux. À croire que l’adjectif a été inventé pour lui.

Il est régulièrement présenté par ses nombreux détracteurs sous les traits d’un intrigant, voire d’un conspirateur, un peu pervers sur les bords, se régalant des histoires de coucheries pour peu qu’elles concernent des personnalités, passant sa vie à fomenter des complots machiavéliques pour servir ses « maîtres » – Jacques Chirac et Dominique de Villepin, pour faire court. Cette réputation de manipulateur sans scrupule, Bertrand en a longtemps joué. Dans son métier, susciter la crainte est plutôt une qualité. Mais cette image a fini par causer sa perte, exploitée, amplifiée, caricaturée par celui pour qui il n’a désormais plus de mots assez durs : Nicolas Sarkozy.

Aussi loin que remontent ses souvenirs, Yves Bertrand assure ne s’être jamais senti en confiance avec l’actuel locataire de l’Élysée. « Dès le départ, il ne m’a pas aimé », affirme-t-il. Le départ, c’est 1993, au début de la seconde cohabitation. Nommé l’année précédente par le ministre de l’Intérieur socialiste Paul Quilès à la tête des RG, où il a fait toute sa carrière, Yves Bertrand va assister à la guerre sans merci qui déchire balladuriens et chiraquiens au sein du RPR, courant politique dont il est proche. Édouard Balladur est à Matignon, son allié Charles Pasqua à l’Intérieur. Jacques Chirac, lui, s’est réfugié dans son bastion de l’Hôtel de Ville de Paris. Les peaux de banane fusent. Ainsi, au mois de janvier 1994, la justice est opportunément mise sur la piste du financement occulte du RPR, présidé par Chirac, via l’office HLM de la mairie de Paris – dirigée par le même Chirac –, suite à une dénonciation de l’administration fiscale placée sous l’autorité d’un ministre du Budget nommé Nicolas Sarkozy… Dans ce climat délétère, les hauts fonctionnaires de sensibilité de droite sont rapidement sommés de choisir entre le Premier ministre et le maire de la capitale. Yves Bertrand penche nettement pour le second. « En fait, dès 1993, Sarko a pris le parti de Balladur. Il m’a immédiatement identifié comme un ennemi et sa détestation à mon encontre ne s’est jamais démentie depuis, assure l’ancien patron des RG. Mon ministre de tutelle, Charles Pasqua, balladurien également, ne me faisait absolument pas confiance. C’est étonnant : j’avais été installé par la gauche, avec qui j’avais travaillé sans souci, mais ça ne posait apparemment aucune difficulté à personne ! En revanche, pour Sarko, me savoir dans le clan des chiraquiens était beaucoup plus grave. Depuis, il me voue une haine sans fin. »

L’écroulement inattendu d’Édouard Balladur dans la dernière ligne droite de la campagne présidentielle de 1995 change la donne. Élu, Jacques Chirac sanctionne les « traîtres », au premier rang desquels figure Nicolas Sarkozy, condamné à entamer une pénible traversée du désert.

« Entre 1995 et 2002, Sarko était vraiment au purgatoire », confirme Bertrand qui, lui, bien entendu, a conservé son poste. Mais, pour les chiraquiens, l’embellie est de courte durée. Dès 1997, conséquence de la dissolution ratée, la gauche s’installe aux commandes. Tandis que Lionel Jospin prend les clés de l’hôtel Matignon, Jacques Chirac s’enferme dans son bunker élyséen, protégé par son fidèle secrétaire général, Dominique de Villepin. « Moi, entre 1997 et 2002, j’ai gardé la maison ! » s’esclaffe Yves Bertrand. De fait, malgré ses demandes réitérées, le Premier ministre n’obtiendra jamais la tête de Bertrand, dont l’éviction ne pouvait être décidée sans la signature présidentielle. Ainsi, deux années durant, chaque mercredi, Lionel Jospin déposait devant Jacques Chirac, au début du Conseil des ministres, le décret de mutation d’Yves Bertrand. Et, tout aussi rituellement, le chef de l’État levait la séance quelques heures plus tard sans avoir même jeté un œil au fameux document… Il est vrai qu’à son poste d’observation – et d’action – privilégié, Bertrand est un allié précieux pour Chirac. Presque quotidiennement, le patron des RG rend compte à son ministre (Jean-Pierre Chevènement puis Daniel Vaillant)… et à Dominique de Villepin. Une forme de double tutelle qu’il vit très bien. Dans le monde du renseignement, la schizophrénie est un peu une seconde nature. À l’Élysée, Bertrand se retrouve souvent en compagnie du préfet de police Philippe Massoni, et de l’avocat Francis Szpiner, autres chiraquiens de choc, mandatés pour « déminer » le terrain au profit du chef de l’État. « Moi, j’ai joué la légitimité, j’ai toujours soutenu Chirac, et je rendais compte à Villepin. Ça a joué beaucoup dans ma disgrâce, cela a été politiquement mortel », estime Bertrand.

« Je crois que Chirac m’appréciait vraiment, reprend-il. Le lendemain de la déroute de 1997, je me souviens qu’il est entré dans le bureau de Villepin, avec qui je me trouvais, et il m’a dit : “Merci pour tout ce que vous faites pour nous.” Il faisait allusion au fait que je les avais avertis bien à l’avance qu’ils allaient perdre les législatives. » À l’évidence, la mission d’Yves Bertrand ne consistait pas seulement à prévoir les résultats des élections… Il s’agissait aussi de protéger le président, en particulier des assauts des juges. Accusé d’interférer dans certaines enquêtes judiciaires, notamment celle du juge Éric Halphen sur les HLM de Paris, Bertrand est dans le collimateur de la gauche, mais aussi des anciens balladuriens dont la quarantaine commence à prendre fin. À droite, entre chiraquiens et anti-chiraquiens, la méfiance et la défiance sont réciproques. « Dès cette époque, assure Bertrand, Villepin a compris que Nicolas Sarkozy était un conspirateur, il s’en méfiait comme de la peste. Il me disait : “Il complote en permanence, c’est le plus dangereux.” À cette date, Sarkozy manœuvrait déjà contre Chirac, avec Daniel Leandri [un ancien conseiller de Charles Pasqua] et le clan des Hauts-de-Seine. » À partir de la réélection de Jacques Chirac, en 2002, tout se complique. Nicolas Sarkozy, revenu en grâce, se voit offrir la place Beauvau, un portefeuille agrémenté du titre de ministre d’État. « Il a été nommé ministre de l’Intérieur… grâce à moi, c’est bien la preuve que je n’avais vraiment rien contre lui, soutient Yves Bertrand. C’est moi qui ai soufflé l’idée à Villepin. Je lui ai même dit : “Pour le neutraliser, comme il aime les honneurs, mettez-le ministre d’État, vous serez tranquille.” C’était une erreur, je fais mon mea-culpa. Car il a vite pris goût à son statut de numéro deux du gouvernement, et s’est forgé un profil de présidentiable. Le problème de Sarko, c’est qu’il est bon pour conquérir le pouvoir, mais après, il ne sait pas quoi en faire. Ce n’est pas un homme d’État, ni un stratège, mais un technicien, avec un seul but : prendre le pouvoir. Il faut lui reconnaître une grande intelligence tactique. »

Nicolas Sarkozy devient donc le ministre de tutelle d’Yves Bertrand, qui a perdu son « tuteur » à l’Élysée, Dominique de Villepin, promu au Quai d’Orsay. Entre les deux hommes, le courant ne passe pas. Pas du tout, même. « Nos premiers contacts, quand il est devenu mon ministre, ont été très mauvais, se souvient Bertrand. À vrai dire, j’ignorais qu’il avait un tel degré de haine envers moi. Dès que je l’ai vu, il m’a montré qu’il ne m’aimait pas. Il était toujours très nerveux lors de nos entretiens, crispé, bouffant sans arrêt du chocolat. »

À l’évocation de certains souvenirs, le visage d’Yves Bertrand semble reprendre vie. Sous les lourdes paupières, agitées d’un tremblement caractéristique, signe chez lui d’une grande excitation, le regard se fait soudain intense. L’espace d’un instant, on retrouve l’homme qui, dans son vaste bureau de la place Beauvau, régalait quelques journalistes de « confiance » de tuyaux plus ou moins percés, dans l’espoir de leur soutirer en échange des informations inédites, généralement autour d’un bon scotch. Le whisky, justement. Bertrand, l’œil maintenant jubilatoire, y va de son anecdote. « Sarkozy me convoque un jour et me dit : “Il faut que la maison change.” Et il fait un geste avec sa main, le pouce baissé en direction de sa bouche. Il ajoute méchamment, au cas où je n’aurais pas compris : “Il faut arrêter, avec le whisky.” J’ai moyennement apprécié, évidemment. Alors, je lui ai répondu : “C’est vrai que je préfère le whisky à la cocaïne.” Là, il est devenu blême. Ensuite, j’ai regretté de lui avoir dit ça, c’était un affront, une provocation. »

Facteur aggravant pour Bertrand, il s’attire rapidement l’inimitié de la femme du ministre. « Cécilia était très présente au ministère. Elle était sans arrêt après Sarko, à lui dire : “Arrête de t’empiffrer de chocolat.” Elle me détestait, et remontait son mari contre moi car j’étais chiraquien. » L’hostilité manifestée immédiatement par Cécilia Sarkozy à son endroit, Yves Bertrand croit pouvoir l’imputer à celui qui fut longtemps son discret adjoint, Bernard Squarcini, aujourd’hui tout-puissant patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, née de la fusion de la DST et des RG). « À cette époque, Squarcini me sciait la branche par-derrière, mais ça je ne l’ai su qu’après, affirme Bertrand. Cécilia ne m’aimait pas parce que Squarcini, dont elle était proche, m’avait démoli devant elle. » S’agissant de celui que l’on surnomme le Squale, Bertrand se dit inconsolable. Il ne lui pardonne pas son ingratitude. « Bernard Squarcini, je l’ai porté dès la sortie de l’école de police en 1981, jusqu’à en faire mon adjoint à partir de 1994. J’avais toute confiance en lui. Le coup de foudre entre Squarcini et Sarko remonte à loin. C’est Squarcini qui s’est occupé des affaires privées de Sarko sur la Corse. Sarkozy a épousé une Corse [Marie-Dominique Culioli] en premières noces, et il continuait à se rendre sur l’île. »

S’il en veut moins à Claude Guéant, à qui il n’était pas intimement lié, Yves Bertrand n’est cependant guère plus tendre avec celui qui fut son supérieur hiérarchique et politique, comme DGPN (entre 1994 et 1998) puis comme directeur du cabinet du ministre Sarkozy, à partir de 2002. « Guéant est très intelligent, mais il raisonne en fonction de ses intérêts. Il aurait tout aussi bien servi le PS », assure Bertrand, qui repense souvent à la discussion assez surréaliste qu’il eut avec le directeur général de la police, la nuit du second tour des législatives suivant la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 1997. La débâcle de la droite risquait de provoquer un grand coup de balai. Il fallait trouver des fusibles. Un dialogue plutôt savoureux, à en croire Yves Bertrand.

 

« Vous savez ce qu’il vous reste à faire, monsieur Bertrand ?

— Euh, non…

— Il faut que vous partiez, monsieur Bertrand. Il faut aller dans le Jura.

— Mais il fait froid !

— Oh, vous verrez, vous vous habituerez. »

 

Hilare, Yves Bertrand rappelle la fin de l’histoire. « Guéant voulait profiter du contexte pour m’écarter, sauf que l’Élysée s’est opposé à mon éviction. Résultat, quelques mois plus tard, c’est lui qui a été muté là-bas comme préfet de région ! Je sais que, ça, Guéant et son grand ami Michel Gaudin, qui deviendra DGPN à son tour en 2002, ne me l’ont jamais pardonné. »

De fait, à peine installé place Beauvau, en mai 2002, Nicolas Sarkozy, comme Daniel Vaillant (ministre PS de l’Intérieur de 2000 à 2002) avant lui, n’aura de cesse de réclamer la tête de Bertrand à l’Élysée. En vain. « Dès le départ, il a cherché à me faire partir en Conseil des ministres, exactement comme du temps de Jospin, s’amuse Bertrand. Mais Chirac m’a protégé, via Villepin. » Nicolas Sarkozy devra patienter jusqu’à janvier 2004 et le soixantième anniversaire d’Yves Bertrand pour pousser ce dernier, en invoquant la limite d’âge, à quitter enfin son poste. Il est nommé à l’Inspection générale de l’administration (IGA), surnommée « le cimetière des éléphants ». Bref, un « placard ». Dans tous les sens du terme, d’ailleurs : Bertrand doit s’exiler dans une aile du ministère, la plus éloignée possible de son ancien bureau, et se morfond dans une pièce sans fenêtre aussi minuscule que sinistre, située au bout d’un interminable couloir.

Mais, entre Bertrand et Sarkozy, les hostilités ne vont pas tarder à reprendre, la faute cette fois à l’affaire Clearstream. En décembre 2003, celui qui vivait ses ultimes semaines à la tête des RG avait été l’un des premiers à récupérer les listings de la chambre de compensation luxembourgeoise qui seront ensuite trafiqués, sans doute par l’informaticien Imad Lahoud, peut-être aidé par le numéro trois d’EADS Jean-Louis Gergorin, le tout dans des conditions restées assez obscures, et ce, malgré deux procès. La liste initiale ne contenait le nom d’aucune personnalité, notamment pas celui de Nicolas Sarkozy. Ce dernier a rapidement suspecté Yves Bertrand de ne pas être étranger au trucage destiné uniquement, selon lui, à le compromettre. « Nos rapports se sont encore dégradés avec Clearstream, confirme Bertrand. Il m’a convoqué une première fois dans son nouveau bureau de patron de l’UMP, dès le lendemain de son intronisation triomphale à la tête du parti, en novembre 2004. Il n’était plus ministre de l’Intérieur, mais ça ne l’a pas empêché de me passer un sacré savon : “C’est vous qui avez ajouté les noms, avec Massoni !” m’a-t-il lancé. Il était empli de haine, plein de tics nerveux et se goinfrait encore plus que d’habitude de chocolat. Mais il criait tellement que c’en était suspect, il en faisait trop. Il surjouait la victimisation. J’ai toujours pensé que l’ajout sur les listings du patronyme De Nagy-Bocsa censé le désigner était suspect. Je veux dire que ça l’arrangeait bien. »

Quelques semaines plus tard, au début de l’année 2005, Yves Bertrand a droit à une seconde salve. « Sarkozy m’avait convoqué au conseil général des Hauts-de-Seine cette fois. Là encore, il m’a hurlé dessus, m’accusant à nouveau d’avoir ajouté des noms, dont le sien, sur les listings ! Il savait très bien que ce n’était pas moi, mais il tenait là un très bon alibi pour régler ses comptes. J’étais le chiraquien, l’homme des basses œuvres supposées de Villepin, celui sur qui l’on pouvait taper. Pourtant, contrairement à ce que l’on pourrait penser, je n’étais pas si proche de Villepin. Un exemple : lorsque, en 2004, Chirac lui propose le ministère de l’Intérieur, il me reçoit et me lance : “On me donne l’Intérieur, qu’est-ce qu’il faut en penser ?” À l’époque, j’avais déjà quitté la DCRG pour l’IGA. Je lui conseille évidemment d’y aller, c’est un ministère régalien qui ne se refuse pas. Eh bien, après avoir obtenu le poste, il ne me recevra pas une seule fois ! Tout simplement parce qu’il était devenu dangereux de me fréquenter. C’est ça, le monde politique. »

Malgré les efforts déployés par l’entourage de Nicolas Sarkozy, Yves Bertrand, épargné par l’instruction judiciaire, passe au travers des gouttes du scandale Clearstream. Du moins le croit-il. L’hallali survient en fait un peu plus tard, alors qu’il s’apprête à prendre sa retraite pour de bon. Le 9 octobre 2008, Le Point révèle le contenu des carnets personnels de l’ancien directeur central des RG, placés sous scellés – et jamais exploités car sans intérêt pour leur enquête – par les juges de l’affaire Clearstream. Dans ces petits cahiers à spirale, Yves Bertrand consignait observations, rumeurs, considérations personnelles, annotations privées… Nicolas et Cécilia Sarkozy y figurent bien entendu en bonne place. Concernant le premier, on peut par exemple lire : « Sarko : un mec le tient. Tassez [l’ancien patron de RMC] », « Du fric de Falcone [intermédiaire dans les ventes d’armes à l’Angola] pour Sarko », « Sarko 150 000 francs en liquide dans son cabinet », « Sarkozy fait construire une villa à côté de Sartrouville, fait venir des entreprises de Neuilly. Tout au black », etc. Quant à la seconde, ce serait « une fêtarde », dont les parents détiendraient « un immeuble rue Marbeuf à Paris face au restaurant Chez Edgar »… Yves Bertrand a beau rappeler que ces annotations n’étaient que la retranscription de confidences qui lui étaient faites, elles n’en traduisent pas moins une focalisation sur la personne de Nicolas Sarkozy pour le moins suspecte. De quoi achever de convaincre le président de la République qu’Yves Bertrand était bien, au même titre que l’ex-préfet de police de Paris Philippe Massoni, un pilier du fameux « cabinet noir » que Dominique de Villepin aurait constitué dès son arrivée à l’Élysée, en 1995.

« Les carnets ont rendu Sarkozy fou de rage, relate Bertrand. Déjà qu’il nous soupçonnait avec Massoni de comploter contre lui… Moi, j’ai été scandalisé que ces brouillons soient publiés dans la presse, il s’agissait de documents privés. Les exploiter était particulièrement malhonnête. Par exemple, si un journaliste venait me voir en me disant : “Tiens, il paraît que tel député a des tendances pédophiles”, je le notais car c’est mon métier, mais cela ne signifiait évidemment pas que je prenais ça à mon compte. Claude Guéant, qui a joué les vierges effarouchées quand c’est sorti, le sait très bien. Je lui rendais compte en temps réel de toutes les rumeurs, y compris privées, notamment celles concernant Sarkozy ! Tous les soirs lorsqu’il était DGPN, chaque samedi matin quand il dirigeait le cabinet de Sarko à l’Intérieur. » L’ex-DCRG en est convaincu, l’actuel chef de l’État n’est pas étranger à la diffusion de ses carnets : « Sarko était à la manœuvre, via un avocat. Il avait tout intérêt à ce que ça sorte pour, une fois encore, jouer les victimes. » Avec, comme toujours, Yves Bertrand dans le rôle du coupable. « Ce qui le dérangeait, contrairement à ce que l’on a dit, ce n’étaient pas les annotations concernant Cécilia, mais d’autres choses beaucoup plus sérieuses, notamment sur des ventes d’armes », assure Bertrand. Si l’affaire s’est rapidement dégonflée, elle a néanmoins laissé des traces.

« Depuis lors, Sarkozy n’a jamais cessé de s’acharner, car c’est son personnage, s’enflamme Yves Bertrand. Il a même déposé plainte pour dénonciation calomnieuse contre moi au pénal, au moment de la publication des carnets, mais cela n’a évidemment rien donné, l’affaire a été classée sans suite. Il est manichéen. Quand il prend quelqu’un en grippe, il veut le tuer, au sens figuré du terme bien sûr. Il est incapable de pardonner, ou alors il fait semblant, comme il a tenté de le faire avec Villepin. » Aucune humiliation n’est épargnée à Yves Bertrand. Sitôt les carnets rendus publics, le ministère de l’Intérieur lui intime l’ordre de vider son bureau. Il est mis en congé forcé, à quelques semaines de la retraite, programmée en janvier 2009. On lui interdit même de s’approcher de la place Beauvau ! Bertrand est indésirable.

« J’ai su que Sarkozy en personne avait téléphoné à Thierry Klinger, le patron de l’Inspection générale de l’administration, pour lui dire : “Dites donc, Yves Bertrand n’a pas rendu son badge du ministère, il faut régler ça rapidement.” Il avait aussi donné des consignes aux gens de ne plus me serrer la main, du coup, certains changeaient de trottoir en me voyant, ils avaient peur. » Autre anecdote, rapportée dans le livre de Dorothée Moisan, Le Justicier (Éditions du Moment, 2011) : le président, qui venait de porter plainte contre Bertrand pour « faux », « atteinte à la vie privée » et « dénonciation calomnieuse » après la publication des carnets, aurait appelé lui-même Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l’Intérieur, pour s’assurer que les avocats de Bertrand ne seraient pas rémunérés par l’État, comme le veut pourtant l’usage pour les fonctionnaires poursuivis dans le cadre de leurs fonctions…

L’épilogue de cet affrontement inédit entre un haut responsable policier et un chef de l’État reste peut-être à écrire. Pour Yves Bertrand, c’est tout vu. « Sarkozy m’a tué, au moins administrativement. J’ai fini ma carrière tristement », lâche-t-il. Veuf depuis 1992, l’ancien policier, désœuvré, tourne un peu en rond dans son appartement parisien, à deux pas du parc Monceau, entouré de ses chats.

Il a conservé le contact avec quelques journalistes, comme au bon vieux temps des rendez-vous qu’il fixait dans son grand bureau, place Beauvau, à l’heure de l’apéro. Pépins de santé obligent, le Perrier s’est substitué au Chivas. Il confesse tout de même qu’il ne reçoit plus beaucoup de visites. Il est définitivement infréquentable. L’oukase sarkozyste a été suivi d’effet, et rares sont ceux qui se risquent à s’afficher avec le banni. Yves Bertrand rapporte une dernière anecdote, remontant à la fin de l’année 2009. Il décide de prendre des nouvelles de son ami Philippe Massoni et lui passe un coup de fil, chez lui. Furieux, l’ancien préfet de police lui répond sèchement : « Yves, ne m’appelle plus ! On ne doit pas être en contact. Si Sarkozy l’apprend, on est morts. » Bertrand n’a pas eu le cœur de lui répondre que c’était déjà le cas.

Sarko M'a Tuer
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